Dr. Derrick Gay, ambassadeur du multiculturalisme depuis plus de 20 ans, est intervenu à IFA Paris lors d’un séminaire sur la diversité. Les étudiants ont échangé avec lui sur les problématiques de citoyenneté mondiale et de compétences culturelles. Débriefing avec le principal intéressé.
IFA Paris : Dr. Gay, vous parcourez le monde dans le but d’informer et former d’autres ambassadeurs au changement. A quelle occasion avez-vous scellé votre partenariat avec IFA Paris ?
Derrick Gay : Je dirais que c’est le destin qui nous a réunis. En mai 2018, je consultais en France avec La mission Laïque, après avoir fait la connaissance du directeur exécutif aux États-Unis lors d’une visite avec Les écoles françaises en Amérique du Nord. Mon travail ici en France consistait à partager les meilleures pratiques de l’éducation de la diversité aux États-Unis et à articuler les efforts de la diversité et l’inclusion dans un contexte francophone mondial, en reconnaissant le rôle de la laïcité française dans les concepts autour de la diversité.
À mon insu, Jean-Baptiste était également en train de renforcer le programme de formation d’IFA Paris pour intégrer l’éducation des compétences culturelles, afin de préparer les diplômés d’IFA Paris à réussir dans un monde déjà multiculturel et mondialisé. L’école avait déjà intégré ce travail au programme avec Sissi Johnson, que je connaissais par un ami en commun aux États-Unis. Sissi m’a présenté à Jean-Baptiste, et le reste fait partie de l’histoire.
Dr. Derrick Gay avec l’étudiants d’IFA Paris
IFA Paris : Nos étudiants apprennent tout au long de leur cursus, à évoluer parmi des individus issus d’horizons différents. Cette mixité culturelle et sociale, plutôt familière pour eux, vous a-t-elle permis d’aborder d’autres aspects que ceux initialement prévus ? Comment avez-vous perçu votre auditoire parisien ?
Derrick Gay : Votre question met en relief l’un des principaux défis de ce travail : articuler la différence entre la diversité et l’inclusion. La diversité reflète cette notion d’un espace qui comprend des individus différents avec de différentes origines -religion, nationalité, genre, âge, capacités, langue, statut socio-économique, par exemple.
L’inclusion, en revanche, décrit un sentiment d’appartenance. La distinction est essentielle. Nous confondons souvent ces deux concepts, de sorte que nous croyons à tort que créer un espace dans lequel les personnes différentes interagissent favorisera de manière organique l’inclusion. Par exemple, le fait que les étudiants d’IFA Paris viennent de 50 pays différents, parlent différentes langues, pratiquent des religions différentes et représentent un certain nombre d’autres différences ne signifie pas qu’ils créeront automatiquement un environnement inclusif. En outre, sans aucune intention délibérée de reconnaître les différences et de proposer des stratégies pour atténuer et préjugés et stéréotypes, ces environnements diversifiés seraient plutôt enclins à créer des espaces non inclusifs parce que les gens qui ont les mêmes caractéristiques se mettront en groupes.
Le cours que j’ai conçu pour les étudiants d’IFA Paris leur fait connaître le contenu fondamental de la compétence culturelle, un modèle composé de trois éléments principaux : la conscience de soi, la prise de conscience des autres et l’apprentissage des stratégies. Au cours de ce module, nous examinons la façon dont notre environnement joue sur nos propres convictions et celles des autres, les stéréotypes que nous avons tous appris, et des stratégies spécifiques pour devenir plus inclusifs. Les domaines thématiques spécifiques comprennent la formation de l’identité, les stéréotypes, l’appréciation culturelle, le racisme et le sexisme dans le monde de la mode et l’image corporelle, pour ne citer que quelques exemples.
IFA Paris : La pédagogie différenciée est-elle aujourd’hui fondamentale pour parvenir à s’inscrire dans une logique de citoyenneté mondiale ?
Derrick Gay : La pédagogie culturellement pertinente est essentielle pour donner aux étudiants l’occasion d’apprendre à mieux se connaître et à connaître les autres de manière significative. Cette approche pédagogique leur ouvre l’esprit, leur élargit la compréhension de soi-même et aussi des autres, et modifie leur comportement et leurs actions pour créer un environnement d’apprentissage inclusif dans lequel tous les élèves peuvent maximiser leur potentiel individuel et créer une société plus équitable.
Une métaphore puissante que j’emploie pour capturer ce travail est l’idée que le curriculum devrait représenter «des miroirs et des fenêtres». Les élèves devraient se voir représentés dans ce curriculum ET ils devraient s’allier avec les autres qui sont différents. Dans le cas de la mode, par exemple, si la beauté féminine n’est définie qu’en termes étroits comme une femme mince, blonde, blanche/européenne, aux grands yeux bleus et à la taille fine, cette image ne constitue pas une fenêtre pour la majorité des femmes.
Ce travail sur les compétences culturelles auquel nous participons à IFA Paris est essentiel pour commencer à transformer le secteur de la mode d’une manière qui résonnera avec le monde dans lequel nous vivons actuellement. Malheureusement, ce travail ne fait pas encore partie du programme des écoles de mode. De nombreuses entreprises de mode ne participent pas non plus à un développement professionnel soutenu pareil à celui d’autres industries. Par exemple, je collabore non seulement avec des écoles, mais aussi avec des professionnels du monde de la finance, du droit, de la musique et d’autres secteurs pour fournir une formation continue aux compétences culturelles. Dans la mesure où la mode est intrinsèque à la culture – en particulier lorsque l’on voit les récents faux-pas de grandes marques à haute visibilité – l’industrie de la mode doit également s’impliquer dans ce travail!.
IFA Paris : Face à une assistance déjà sensibilisée, quelle est la notion la plus intelligible à développer, le savoir être ou le savoir agir ?
Derrick Gay : Cette question est essentielle pour favoriser des environnements diversifiés et inclusifs. Dans mon travail, je me retrouve souvent parmi des personnes qui se voient comme « des gens biens », alors ils pensent de façon instinctive, sans aucune réflexion, ni intention, que cette identité va créer un environnement inclusif. La logique est qu’il faut penser intentionnellement à faire du mal à quelqu’un pour faire du mal, ce qui n’est certainement pas le cas. Nous nous comportons tous de manière consciente ou inconsciente, ce qui pourrait donc exclure les autres. Par conséquent, le simple fait d’être ne suffit pas. Des études transversales montrent que l’inclusion est toujours intentionnelle ; cela nécessite une action. L’état d’être est peut-être suffisant pour maintenir le statu quo. Et si vous faites partie de ce qui est considéré être normal, vous en bénéficierez davantage. Mais comme la compréhension de ce qu’on considère comme normal s’aligne de moins en moins au changement démographique, nous aurons donc besoin de bien plus d’intentionnalité pour créer un monde vraiment équitable.
IFA Paris : Dans l’environnement travail, quels mécanismes favorisent les interactions entre les différences, et comment ces contrastes impactent-ils positivement les performances de l’entreprise ?
Derrick Gay : Les environnements de travail composés d’individus d’origines différentes créent des entreprises plus productives et innovantes par rapport aux environnements de travail homogènes. La recherche nous a également montré que les différences les plus saillantes à la base de divers groupes de pensée et d’innovation sont celles de genre, de race et d’âge. Il y a des mises en garde, cependant. La diversité doit exister à tous les niveaux des organisations, y compris dans les échelons hiérarchiques les plus élevés, et cette diversité ne sera pas pérenne sans les efforts d’inclusion.
IFA Paris : Vous êtes en pleine préparation d’un livre et venez de planifier la diffusion d’une newsletter mensuelle ; pour quelles raisons, l’information combinée à la fluidité de la circulation, sont-elles des leviers efficaces pour lutter contre toute forme d’exclusion ?
Dr. Derrick Gay à IFA Paris
Derrick Gay : La genèse de la création de la newsletter est illustrée par les nombreux commentaires que j’ai reçus de clients qui m’ont dit qu’ils appréciaient beaucoup nos ateliers, nos cours, nos colloques et nos collaborations pour renforcer leurs capacités individuelles en matière de compétence culturelle. Je profite de mes réflexions sur les événements en cours et des ressources pour en apprendre davantage. La newsletter analyse une problématique particulière et fournit de diverses ressources pour aider les lecteurs à en apprendre davantage sur le contenu de la diversité et de l’inclusion, afin d’accroître la sensibilisation et pour proposer des stratégies concrètes avec le but d’aider les personnes à créer de manière proactive des environnements inclusifs. C’est le même but pour le livre.
IFA Paris : Vous évoquez dans votre newsletter du mois de février, la dangerosité du blackface ; malgré leur devoir de responsabilité politique, sociale ou éthique, plusieurs grandes marques (Gucci, Prada et Moncler) ont déjà été épinglées et accusées de racisme. Ces maladresses à répétition sont-elles imputables au seul manque de diversité au sein des équipes stratégiques et opérationnelles ?
Derrick Gay : Absolument. Si l’on examine les identités représentées par ceux qui prennent les décisions dans les grandes entreprises de mode, on se rend vite compte que les leaders sont en majorité des hommes d’ascendance européenne. Sans intention d’en savoir plus sur leurs propres biais implicites et stéréotypes et de veiller à ce que leurs entreprises, leurs produits, leurs décideurs, leurs dirigeants, leurs publicités et leurs politiques reflètent davantage les nombreuses identités reflétées dans notre magnifique tapisserie globale, nous continuerons à voir ces malheureuses gaffes complètement évitables.
L’autre point critique c’est que les consommateurs doivent continuer à inciter la responsabilité des entreprises de mode. N’oublions pas que les groupes étiquetés comme des «minorités» représentent, en fait, une majorité mondiale. Je suis certain que Prada ne voudrait pas perdre la Chine, par exemple, en tant que client, compte tenu de la part de marché générée par ce pays.
IFA Paris : Les professionnels de la mode font preuve d’une créativité illimitée sans pour autant parvenir se débarrasser de certains stéréotypes. L’inclusion était LA consigne à respecter durant les dernières fashion weeks, peut-on enfin y voir là les prémices d’un changement tant attendu ?
Derrick Gay : À la lumière de récentes gaffes des grandes maisons de couture, les Fashion Week devrait clairement faire une déclaration sur l’importance de la diversité. Je reste donc sceptique quant à l’authenticité des efforts déployés et à l’intention de préserver le travail après la fin des Fashion Week.
Mes étudiants en MBA à IFA Paris ont remarquablement observé le problème de la diversité pendant les Fashion Week: les efforts soulignent que les non-Européens sont en quelque sorte différents de la norme, ce qui place encore une fois les gens dans des cases. Pour devenir réellement inclusif et refléter les nombreuses représentations de beauté que le monde nous offre, la mode devrait repenser son modèle de manière à refléter et à représenter tout le monde au lieu de la stratégie actuelle qui consiste à ajouter des différences au statu quo actuel.
IFA Paris : Vous êtes trilingue et revendiquez sans cesse le pouvoir des mots. Vos travaux font référence à l’importance de la déconstruction du langage, à la justesse d’emploi et de signification de chacun d’eux. Nous employons le terme de diversité depuis le début de l’interview …mais c’est un mot que vous n’affectionnez pas, pourquoi lui préférez-vous celui d’inclusion? En quoi le terme de diversité peut-il avoir une connotation négative ?
Derrick Gay : En fait, je parle cinq langues : anglais, espagnol, français, italien et portugais, avec des études en allemand, coréen et latin. La langue est en effet essentielle pour façonner notre compréhension de nous-mêmes, des autres et du monde. Souvent, après avoir regardé mon TED Talk, certains croient que j’aimerais abolir le mot diversité. Ce n’est pas du tout le cas. Ma préoccupation n’est pas avec le mot. Le mot, en fait, est neutre. La diversité signifie les différences. Ce qui me préoccupe, c’est la manière dont le mot a été approprié pour caractériser l’identité de groupes historiquement mis en marge de la société. Dans ce sens, par exemple, les femmes, qui représentent une majorité, sont considérées comme « diverses » ou une « minorité » par rapport aux hommes. Dans le cadre racial, on perçoit les asiatiques et les noirs aussi comme « divers », et ceux d’origine européenne sont « normaux » et donc représentants de toute l’humanité.
Mon expérience dans ces efforts de la diversité et l’inclusion au cours des 20 dernières années m’a appris que cette définition du cadre de la diversité ne sert pas à nous unir. Nous devons concevoir la diversité comme des différences, en reconnaissant que tout le monde a des ressemblances et des différences par rapport aux autres. Le problème c’est que la société ne reconnaît pas ces différences de la même manière. La diversité est un concept important car elle nous permet de réfléchir à l’importance de la représentation, à qui se voit et à ce qui ne se voit pas, quelles perspectives sont affirmées et importantes, et quelles perspectives sont absentes du leadership et de la prise de décision. L’inclusion, distincte de la diversité mais néanmoins liée, met l’accent sur l’action intentionnelle consistant à faire en sorte que ces différences aient un sens équitable à la connexion, à l’appartenance et, dans de nombreux cas, au pouvoir.
Pour plus d’informations sur Derrick:
Site web: https://www.derrickgay.com
Instagram: https://www.instagram.com/derrick_gay
LinkedIn: https://www.linkedin.com/in/dr-derrick-gay-28362228
TED Talk: https://www.youtube.com/watch?v=qQ3iaf0omoY